Accélérons-le temps. Oui, c'est en notre pouvoir. N'est pas intangible qui veut, mais il faut bien que nous disposions de quelques privilèges par rapport aux simples mortels. Nous le méritons, je vous l'assure. D'un simple effort de volonté, voilà la terre qui gèle, le vent qui souffle et la neige qui tombe. Notre auteur, reclus dans sa cabane, écrit en accéléré. Il serait jaloux de voir les pages s'empiler ainsi, à la vitesse de l'éclair, sur son écran. Tharisia 2, qui n'en était qu'à ses balbutiements lorsque nous avons quitté notre écrivain miséreux, gonfle, bourgeonne et fleurit en quelques secondes.
Notre regard a bien envie de s'attarder à cette création. Nous désirons voir les joies et les peines de Patrice alors qu'il travaillait sans relâche à cet énième manuscrit. Nous aimerions cibler quelques moments-clés ou même, simplement parce que rien ne nous en empêche, grignoter quelques morceaux histoire d'en découvrir un peu plus sur ce qui peut bien mettre Pat dans tous ces états (franchement, nous croyons qu'il exagère parfois). Seulement, l'objet de notre étude est ailleurs. D'une petite pression supplémentaire, voilà maintenant la Terre qui poursuit la révolution autour du soleil. La neige, qu'on a vu Patrice pelleter en ultra-accéléré (manière subtile de biffer les jurons et les nombreuses menaces proférées au divin), commence à fondre.
Nous sommes vendredi le 15 avril. Trois jours avant la date limite fatidique du prestigieux concours des
Milles mots de l'Ermite.
Notre auteur a déjà soumis un autre texte quelques semaines plus tôt. Mais ça ne le satisfait pas. Il a besoin de plus. Observons son air torturé alors qu'il laisse rôtir nonchalamment son grilled-cheese-bacon. J'en ai encore un autre en dedans, fait-il en s'adressant à son auditoire composé d'électroménagers vieillots et de chats indifférents. Y en a encore un autre quelque part là-dedans.
Il mange en tournant en rond. En arpentant cuisine et salon comme s'il s'agissait d'un ancien temple dédié aux cruels dieux de l'écriture et de l'inspiration. Le mouvement, chez lui, est signe d'intense cogitation. La plupart de ses idées lui sont venues sur ce trajet de quelques pas qui le mène de son réfrigérateur à la chaise antiergonomique qui lui sert de poste de commande.
Au passage, il presse quelques touches et fait apparaître «Pourquoi ça ne fonctionne pas». Aussitôt, les doutes réapparaissent, l'assaillent. Mais la puissance de ceux-ci a diminué alors, qu'enfermés avec le reste du fichier dans son ordinateur, ils se sont tuent pendant tout l'hiver. L'idée derrière les lignes, elle, au contraire, a crû. La vision s'est transformée, diluée, assagie. C'est devenu plus mièvre. Tiède et un brin diffus, oserions-nous ajouter.
Nous remarquons qu'il devient plus difficile pour nous d'observer simplement. Maintenant, inexplicablement, nous en venons à vivre un peu plus avec l'auteur. Sa voix et sa perception nous gagne. Peut-être n'avons-nous plus la distance rassurante des quelques mois qui nous séparaient. Maintenant que nous sommes temporellement si près de notre sujet, nous n'arrivons plus à nous dissocier complètement de lui. Nous avons maintenant l'impression que c'est lui qui guide notre regard...
La gamine est toujours en colère, donc, mais l'auteur ne la conçoit plus en train d'exploser. Il est plus intéressant et de meilleur goût de suggérer, par l'attitude de ses interlocuteurs, que celle-ci peut s'enflammer. Dessiner les contours de la relation, montrer par les réactions la nature de l'autorité. Suggérer un monde plus large plutôt que d'en pointer bêtement les limites.
La montrer un brin cassante, mais pas furieuse, contribue également à dépeindre un personnage un tantinet plus mature, pense l'auteur après coup (dissocions-nous à nouveau pour un instant : «Oups!»).
Armé de cette nuance, l'auteur se lance et, franchement, le reste vient tout seul. Le grand sorcier sec, érudit et condescendant. Son rival vaseux et pas tout à fait honnête. La liste d'ingrédients fantastiques qui sert à camper l'univers et à illustrer la dynamique entre les personnages. L'auteur s'y amuse le temps d'en énumérer trois. Chiffre magique à respecter. Puis il s'attaque à la transition. Il annonce discrètement la fin (il déteste les histoires où le lecteur n'a
aucune chance de deviner ce qui s'en vient), puis réalise avec horreur qu'il n'a pas d'espace pour faire vivre convenablement le dernier personnage qui doit révéler à la princesse ce dont elle doit se départir pour ramener son père à la vie.
Patrice a beau retourner la situation dans tous les sens, il n'y échappe pas. En mille mots, il n'a pas le temps de montrer comment et pourquoi les deux conseillers détestent l'ancien vizir. Grrrrrr, grogne-t-il. Première entorse. C'est un vizir et il se tient dans l'ombre. Voilà de belles caractéristiques pour un personnage. On le devine proche du défunt père et cela nuance sa relation avec la princesse. On devra s'en contenter.
Dans l'excitation du moment, l'auteur commet également sa deuxième bourde: il plante dans son texte son verbe préféré... deux fois dans la même réplique, à une ligne d'intervalle.
Extirper.
Les lecteurs de son blog ne devraient pas s'en étonner, Patrice l'utilise à toutes les sauces, ce joli verbe.
Toujours est-il que le compteur tourne. Les mots deviennent précieux. Pat trouve le temps d'écrire encore deux ou trois phrases dont il est particulièrement fier avant de glisser le point (de suspension) final.
La pressions chute, les épaules se relâchent. L'histoire est sortie. Écrite. Extirpée (!!), finalement. Il s'est attelé à la tâche vers 21h00 et il est un tantinet dépassé minuit. Copine apparaît quelques minutes plus tard et lit.
«Pas mal!» juge-t-elle. La réaction est moins violente que lorsqu'elle a lu l'autre texte destiné aux yeux de l'Ermite, mais Pat ne s'en soucie pas.
Confiant, il enregistre le produit final. «Pourquoi ça ne fonctionne pas» devient «Tiède et un brin diffus».
C'est plus joli, et plus vrai. Parce qu'après tout, ça n'a pas fonctionné si mal, non?
Le lendemain, il corrige deux fautes, en laisse passer au moins une ÉNORME, oublie de reconstruire une phrase un peu moche et envoie le tout dans la boîte de l'Ermite.
***
L'auteur nous relâche de ses griffes, de son emprise. À nouveau, nous flottons, libérés de son regard, de ses mots, de sa plume. Valsons un moment autour de sa tête. Nous captons encore quelques pensées, comme des bulles qui pétillent, qui s'échappent de son cuir chevelu. Ce Patrice ne croyait pas une seconde, en rédigeant cette nouvelle, qu'elle saurait se glisser parmi les favorites. Il se rappelle Copine qui sautille de joie lorsque celui-ci lui annonce qu'il a atteint le plateau des dix finalistes. Lui-même ne ressentait pas grand chose, alors. Un sourire, certes, mais il n'y avait pas grand-chose d'autre à espérer.
Il se souvient du bruit qu'a fait son coeur quand il a vu son texte annoncé dans le top trois.
Aie.
Ouch.
Ouf...
Quelques dernières bulles alors que nous nous élevons dans les cieux, abandonnant en dessous notre auteur qui n'en finit pas de se pincer. Merci à Richard. Merci aux lecteurs. Merci aux blogueurs.
Alors que nous disparaissons, nous évaporant subtilement en invisibles particules dans l'atmosphère, dispersées en une fine pluie de petites gouttes de vide dans l'univers, nous attrapons une dernière image de ce Patrice. Nous le voyons qui soupire, visiblement satisfait, un brin mélancolique, peut-être, et qui se penche à nouveau sur son bureau, retournant inlassablement à son travail.
À bientôt, ajoutons-nous une dernière fois.