samedi 13 mars 2010

Petite pensée

Je suis allé me chercher une poutine tout à l'heure (je sais... je devrais pas. je le regrette à chaque fois). En sortant de la cantine, j'ai entraperçu un visage qui me semblait familier.

Elle me faisait penser à Valérie.

En conduisant sur le chemin du retour, j'étais plongé dans mes pensées. Plongé dans le passé (je sais... je devrais pas. j'devrais sans doute rester concentré sur la route).

Ma petite tête m'amena jusqu'à l'époque de l'école primaire. J'étais alors tout jeune et bien naïf, mais déjà, je comprenais certaines choses. Entre autres, que mon frère n'aurait jamais beaucoup d'amis. J'ai le souvenir de le voir revenir en larmes à la maison, incapable de nous raconter clairement ce qui s'était passé à l'école. J'ai le souvenir de ma mère qui rage, qui appelle et qui engueule. J'ai le souvenir très vif de n'avoir jamais réellement subi les railleries et la cruauté des autres enfants, mais de l'avoir cependant ressenti intensément à travers les épreuves de mon frère.

Et je me souviens de Frédérick. Le gros Gingras, comme l'appelaient les autres élèves de sa classe. Pour le petit garçon que j'étais, il me paraissait être un géant. Il était grand, costaud, trippait sur Freddy (le gentil jardinier qui peuple les rêves des enfants) et devait sans doute écouter du heavy metal. Et c'était également l'ami de mon frère. Un des rares. Un des seuls.

Nous jouions pendant les récréations dans la grosse cabane en bois dans la cour de l'école. Cette cabane se transformait tour à tour en vaisseau spatial, en maison hantée, en bureau de détective ou en repère de tortues ninjas. Fred était généralement le gros méchant, ou le gros chef, ou le gros monstre. Mon frère jouait le scientifique qui sauvait toujours les meubles à la dernière minute. Mon rôle à moi? Je ne me souviens plus très bien. Mais je sais que je finissais invariablement par me faire soulever de terre par le grand Fred. C'était le «climax» de chacune de nos aventures. Il m'agrippait par le collet et, d'une seule main, me portait jusque devant son visage, me soufflait son haleine fétide dans le nez et me menaçait de la formule appropriée du jour. Ensuite je m'échappais de ses griffes d'une façon ou d'une autre puis il fallait retourner en classe parce que la cloche venait de sonner.

Quand j'y pense, Fred aussi était un peu à l'écart des autres. Les rares fois où je le voyais interagir avec d'autres gars de son age, il n'avait pas l'air très à l'aise. Mais je n'avais pas conscience de ça. Je ne voyais pas que Fred et mon frère s'entendaient si bien parce qu'il étaient tous les deux rejetés des autres.

Et Fred avait une soeur plus jeune. Valérie. J'étais en première année, Valérie en deuxième et Fred et Martin en troisième. Valérie n'était pas très jolie. Elle avait à peu près le même visage que son frère. Et des cheveux tantôt courts, tantôt longs. Parce que Valérie était très malade. Mais ça non plus, je ne le comprenais pas trop à l'époque.

Valérie était la seule fille que j'ai vu parler à mon frère. De tout le primaire. De toute mon enfance. La seule qui ne lui criait pas des bêtises ou qui ne lui faisait pas de grimaces ou qui ne riait pas de lui. Dans mon souvenir, c'est la seule. Elle était d'une douceur. Elle était d'une pureté.

Je me souviens qu'elle se joignait souvent à nos aventures de récréation. Elle jouait l'allié. C'était elle qui se dressait contre Fred. Elle qui me sauvait in extremis. Elle qui trouvait la solution et qui élucidait le mystère.

Mes souvenirs la concernant sont flous. Je me souviens que c'était une amie précieuse. Quelqu'un qui respectait mon frère et qui prenait soin de lui. Une petite gamine qui étincelle de l'intérieur, qui n'a jamais prononcé la moindre méchanceté.

Mais elle était souvent absente.

Et un jour elle s'est absentée pour de bon.

Et j'étais très jeune. Je n'ai jamais vraiment réalisé. Elle a succombé à ses maladies. Ça n'a pas fait la une de l'école. Je l'ai appris d'une élève qui l'avait su de sa grande soeur. Elle dit au professeur, en plein milieu d'un cours, toute indignée:
-Y paraît que dans la classe quand le professeur leur a appris la nouvelle, y a des gars qui ont dit «Yes!»

Et le professeur nous a expliqué que les jeunes garçons ne pensaient pas vraiment «Yes, elle est enfin morte!», qu'ils ne savaient tout simplement pas comment réagir, comment se conduire devant leurs amis.

Et l'élève raconte toujours. Elle explique comment, à l'enterrement, son frère n'a pas voulu toucher à l'urne contenant les cendres de sa soeur.

Et moi je suis triste. Moyennement triste. Je ne comprends pas vraiment. Ça me semble lointain, improbable. Irréaliste. Je n'imagine pas Fred en pleure, incapable de supporter l'enterrement de sa jeune soeur. Pas le gros Fred tough qui me soulève d'une seule main. Pas Valérie, éternellement souriante, qui s'amuse avec nous à la récréation. Je ne réalise pas. Je ne vois pas l'injustice, je ne vois pas le monde imparfait, je ne vois pas la perte.

Le petit garçon que j'étais ne comprends pas. Alors le temps passe et il oublie.

Et aujourd'hui je pense à Valérie.


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