jeudi 3 février 2011

La technique de l'entrevue

Il jette un oeil à la technique de l'entrevue.

Pas que je sois bloqué, pense-t-il, mais ça peut être marrant d'essayer. Comment ça fonctionne au juste...?

Il s'assoit devant son clavier et gratte son début de barbe. À lire les instructions, ça semble pourtant simple. Il ferme un moment les yeux, puis, à l'aveugle, laisse aller les doigts sur les touches.
... et, surprise, Annika se manifesta, se matérialisant à ses côtés sans effort apparent. Elle paraissait un peu étonnée de s'incarner ainsi dans le monde réel, mais l'émotion causée par la rencontre avec son créateur...
Il ouvre un oeil.

Bon sang... C'est un peu artificiel. Annika ne se laissera pas piéger ainsi...

Il réessaie.
Sans préambule ni explication, Annika apparaît dans un ploc sonore à ses côtés. Pat l'observe solennellement avant de lui souhaiter la bienvenue. «Annika» entame-t-il un peu nerveusement. «hum... ça va?» Celle-ci le toise un moment et...
-Si ça ne t'ennuie pas, je vais répondre moi-même.

Pat se retourne lentement. Elle est là. Assise à moitié affalée dans le fauteuil, le menton dans la main.
-Je... commence-t-il sans arriver à trouver quoi que ce soit d'intelligent à ajouter ensuite.

Annika jette un oeil autour.
-Alors, c'est ici que la «magie» opère?

Elle dévisage le clavier puis l'écran qui scintille et donne l'impression de douter que c'est depuis ce bureau que prend forme son existence. Elle se lève et s'approche. Pat recule imperceptiblement. Annika se révèle plus grande que ce qu'il avait imaginé. Il ne la croyait pas plus grande que lui.

Faudra corriger ça, pense-t-il.

Annika s'intéresse davantage à la cage d'oiseau qui siège juste à côté de l'ordinateur. Saucisse, toujours curieux, lui roucoule quelques mots gentils.
-Je... ce volatile me rappelle quelque chose, fait-elle, intriguée.

Pat hausse les épaules. Il ne se rappelle pas avoir écrit quoi que ce soit en rapport avec l'oiseau dans son bouquin. Se pourrait-il qu'Annika capte à son insu des échos de ce qu'il passe dans mon environnement pendant que...

Annika s'éloigne de la cage, tourne un peu dans le salon, posant sur les meubles et décorations un air visiblement peu impressionné.
-C'est quand même mieux que le taudis dans lequel tu m'as jetée, fait-elle. Un peu ordinaire, quand même. J'imagine que quand on y vit tous les jours, on arrive à y trouver un certain charme.

Elle ouvre le réfrigérateur et en inspecte le contenu.
-Ce truc est moisi.

Pat, toujours interdit sur sa chaise de bureau, se secoue. Il lui faut reprendre le contrôle de cette entrevue.
-Annika, dit-il d'une voix qu'il espère convaincante. Je t'ai fait venir ici car j'ai des questions à te poser.

La Tharisienne se retourne et pose les mains sur le comptoir. Elle observe le pseudo-écrivain. Annika me jauge, pense-t-il. Elle craint que je ne tente de lui tendre un piège. Finalement, elle ouvre les bras et, dans un sourire que Pat devine méfiant, elle capitule.
-Je suis toute à toi.
-Bien... je...

Il hésite, grouille sur sa chaise. Il se remémore le genre de questions suggérées dans l'exercice.
-Comment te sens-tu en ce moment? bredouille-t-il.
-Il n'y a pas grand chose à dire. On m'a arraché à ma vie normale et je me retrouve dans un endroit qui m'est étranger, dans une maison aux drôles d'odeurs, à discuter avec un type que je ne connais pas mais qui prétend me connaître sous toutes mes coutures...
-Euh... je voulais dire: dans le contexte du roman.

Annika croise les bras et plisse les lèvres.
-Ahem... ou plutôt, par rapport à ce que tu vis en ce moment, précise Pat.
-Tu sais aussi bien que moi.

Elle contourne le comptoir et jette un oeil dehors. Elle grimace en voyant la neige mais ne passe pas de commentaires.
-Non, Annika, tu te trompes. M'enfin... oui, je sais, mais j'aimerais te l'entendre dire.
-Bah... Pour être tout à faite honnête, j'ai plutôt l'impression d'avoir fait une grosse bêtise.

Pat hoche la tête pour l'encourager à continuer.
-C'est un peu de ta faute, insiste-t-elle. Si tu ne m'avais pas fait rencontrer Chernova il y a quelques mois, j'aurais réagi différemment. Je ne serais pas fourrée dans ce pétrin.
-Et pourquoi as-tu réagi ainsi?
-Parce que t'es un sacré emmerdeur! lui reproche-t-elle.

Pat sourit.
-Hey ho, tu me voles mes répliques... que j'écris pour toi...

Elle serre à nouveau les lèvres. Pat se l'imagine en train de se mordre la langue. Surprenamment, elle ne l'abreuve pas d'injures. Elle se retient. Annika n'a pas ce genre de gentilesse pour beaucoup de gens de son entourage.
-Sincèrement, Annika. Pourquoi as-tu réagi comme tu l'as fait? Sois honnête avec toi-même.

Sans détacher les yeux de la neige qui tourbillonne, Annika soupire méchamment.
-Pfff... tu sonnes comme mon cousin. Est-ce que toi aussi tu te piques au mercuro-sable?

Pat ouvre la bouche pour répondre, mais Annika l'interrompt.
-Sois honnête avec toi-même! l'imite-t-elle en prenant une voix haut-perchée. Il n'y a pas de grande révélation à faire, crétin. J'ai eu la trouille de me retrouver seule. Oui! Moi. Annika la grande rebelle. Et puis ne fais pas ces yeux-là, ça te donne un de ses airs...

Son regard se tourne à nouveau vers la fenêtre.
-Je crois que je te déteste... souffle-t-elle à la vitre.

S'adresse-t-elle à lui? Ou à son reflet dans la porte patio. Pat n'en est pas certain. Il se lève et fait quelques pas vers elle.
-Écoute...
-Non, toi écoute, le coupe-t-elle à nouveau. Tu vois cette cicatrice? C'est de toi. As-tu remarqué les contusions que j'ai sur mes flancs? C'est aussi de ta faute.

Elle écrase un doigt sur sa tempe gauche.
-Et des cicatrices, tu en as laissées tout un tas là-dedans. Tu t'amuses de ma souffrance!
-Non, je t'assure. Tu te trompes. Si tu savais...
-Oh, et tu crois peut-être que je n'ai pas conscience de ce que tu racontes en parallèle? Je te vois venir. Je sais ce que tu espères me forcer à révéler. Je ne veux pas que tu me montres sous ce jour. Je refuse. Tout ça c'est du passé et cette foutue gamine que j'étais à l'époque n'a rien à voir avec ce que je suis aujourd'hui.
-Au contraire...

La voix d'Annika se fait sifflante. Pat sent la tension dans ses gestes. Je plains les personnages contre lesquels elle s'énerve, pense-t-il.
-Annika. Fais-moi confiance. Je n'ai pas la prétention de  te faire avaler que tout ça est pour ton bien, mais c'est ce qui doit arriver.
-Je t'interdis de...!
-Chut... tente-t-il pour l'apaiser. Veux-tu savoir ce que je te réserve? Je peux te montrer si tu veux.

D'un geste, il l'invite à s'approcher de l'écran.
-Je te préviens, si ça ne me plait pas... commence-t-elle.
-Ça ne te plaira pas. Mais je crois que tu comprendras.

Elle traverse le salon et consent à s'asseoir devant l'écran. Pat observe son visage baigné de lumière tandis qu'elle lit.

Après un long silence, Annika s'enfonce dans le siège et soupire.
-Alors? demande Pat.

La bouche d'Annika se tord en une légère grimace.
-Tu ne me feras pas dire que tu as raison... mais...

Elle hausse les épaules.
-Je ne m'attendais pas à ça, mais... c'est... c'est bien. J'imagine.

Elle se penche sur l'écran et dépose son menton au creux de sa main gauche. Pat soupire à son tour. De soulagement. Un pincement lui tenaille l'intérieur. Maintenant qu'il l'a devant elle, il aimerait bien lui épargner toutes ces épreuves...

Une drôle de lueur brille tout à coup dans les yeux d'Annika.
-Dis... fait-elle. Ça t'ennuie si j'essais à mon tour?
-Essayer quoi?

D'un mouvement souple, elle attaque le clavier de ses doigts et écrit à toute vitesse.
-Euh... non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée...!
Patrice, silhouette chétive fouettée par le vent, savoure la caresse de l'air sur son visage. Ses vêtements se prennent dans la bourrasque et s'agitent dans un claquement. Les yeux fermés, il en oublie presque que sa très chère Annika vient de le balancer dans le vide...

10 commentaires:

  1. Vraiment intéressant Pat!
    Le truc de l'entrevue à l'air efficace... faudrait que j'essaie à mon tour :)

    Annika n'a pas l'air du genre à se laisser marcher sur les pieds. Tout un caractère!

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  2. Ce qui vient, en vrac :

    Je suis perplexe et bouleversée... Ton texte est troublant, Pat.
    Comment tu te sens ?

    J'ai peur d'avoir fait une bêtise...

    Sur mon blogue tu as dit que l'entrevue avait mal tourné.
    Ça doit être dur de se faire flusher par son perso... Peut-être voulait-elle te faire comprendre ce qu'elle ressentait...

    En tout cas, tu l'as bien intégrée, cette Annika. On la sent vraiment.

    C'est un fichu de beau texte, Pat, une scène imprégnée d'une intensité étonnante, boulversante, même.

    J'en suis encore toute chamboulée...

    Savais-tu que tu as un réel talent, toi ?

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  3. Hum... rappelle-moi de ne jamais essayer ce truc! lol!

    Avec le genre de perso que je crée et ce que je leur fais vivre, on va me retrouver égorgée, étranglée avec le câble de mon ordi ou pire! :P

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  4. À force de relire mon texte, je vais finir par corriger toutes les fautes... laissez-moi encore une ou deux lectures!!

    @Isabelle
    Tu vas voir, c'est amusant ;)

    Et merci pour les mots sur Annika. C'est ainsi que je voulais qu'on la perçoive.

    @Annie
    Non, ne t'en fais pas pour moi.

    Le flushage de la fin est une blague. Le billet devait être encore plus long dans ma tête, mais il me fallait couper court. C'est déjà plutôt volumineux pour un truc de blogue.

    Annika qui se venge en utilisant les mêmes armes que moi (mon fidèle clavier), c'était à moitié pour rire, à moitié pour montrer qu'elle savait mordre.

    L'idée de départ est une blague, donc, mais les émotions sont réelles. Et encore, je l'ai censurée, Annika.

    Elle ne dit pas la moitié de ce qu'elle pense. Elle en a encore long à me dire.

    Je garde ça pour le bouquin ;)

    Merci beaucoup pour tes bons mots. Intégrer et faire vivre le personnage, c'est ce qu'il y a de plus important pour moi.

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  5. @Gen
    Rien ne t'empêche de t'écrire un katana en main si la rencontre tourne au vinaigre ;)

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  6. Très cher Pat, tu es magistral.
    Tu trouves le moyen de pousser ledit exercice au-delà de ses limites, et au passage, tu nous rends accroc à ton personnage...

    Je me sens manipulée, tu tires les bonnes ficelles et tu m'amènes où tu veux. Ça ne trompe pas, c'est le signe d'un très bon auteur. ;)

    Autre précision : trop volumineux, ce texte, tu dis ? Je crois que tu es encore dans les vapeurs de ton expérience ésotérique ! IL EST BIEN TROP COURT POUR MA CREUSE DENT !!! C'est ça le problème avec toi, tu nous ouvres l'appétit et après, il ne nous reste que quelques carottes à grignoter. Grrrrr. J'en veux à tous ces éditeurs aveugles. Tiens... Je pourrais leur envoyer un courriel leur expliquant que je crève de faim à cause d'eux... Ouais.

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  7. @Karuna
    C'est drôle que tu dises ça, j'ai reçu un autre refus hier.

    Par chance, le moral tient encore! ;)

    Merci beaucoup Karuna. Ce que tu dis m'encourages. Je suis content que tu aies apprécié ce texte. L'air de rien, je me suis beaucoup amusé à l'écrire. J'avais peur qu'Annika paraisse mal une fois extirpée de son contexte, mais on dirait bien que ce n'est pas le cas.

    Merci encore :)

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  8. Vraiment, je ne comprends pas...

    Question: dans ta lettre de présentation aux éditeurs, parmi les infos, tu donnes aussi l'adresse de ton blog ? N'importe qui le lit comprend vite que tu as du talent.

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  9. L'idée ne m'est même jamais traversée l'esprit.

    Ça se fait?

    C'est peut-être pas fou...

    Des plans pour que j'angoisse à chaque billet que je poste ;)

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