Ça y est.
J’ai le dernier tome d’Averia entre les mains.
Je le pose là, sur le coin de la table, le temps de vous
parler un peu.
Ça y est, donc.
C’est fini.
J’ai le tout dernier tome d’Averia posé devant moi.
***
Je ne ressens pas grand-chose, pour être tout à fait
honnête.
Il est terminé depuis novembre 2015, après tout.
Le rendez-vous quotidien que j’avais avec Seki, Annika et
Myr a cessé il y a longtemps déjà.
***
Je me souviens quand j’étais kid.
Quand on a déménagé dans la «grande ville» et que mes
parents nous ont lâchés lousses, mon frère et moi, dans la bibliothèque
municipale.
Ah que j’en ai dévoré des livres.
Je rôdais à travers les rayons, je scrutais la tranche des
livres, je traquais la prochaine perle rare.
Et j’étais obnubilé par ces longues séries de fantasy et de
science-fiction, ces infinétologies aux briques interminables.
Je lisais avec la fidélité d’un lecteur qui n’a rien connu
d’autre.
Je plongeais dans leurs univers avec abandon. Sans retenue.
Sans conditions.
Je me suis nourri de mots, gavé d’histoires.
J’alimentais le brasier de mon imagination, page par page.
***
J’ai couché sur papier les premières lignes d’Averia en
avril 2009.
J’ai déjà raconté l’histoire.
J’avais lâché l’université plusieurs mois auparavant. Je
vivotais, captif d’un boulot alimentaire mais correct, mais désespérément à
l’affût d’un quelque chose qui me ferait vibrer.
Qui donnerait un sens, carrément, à ma vie.
Qui me ferait vivre quelque chose. Une émotion.
Qui déchainerait mes passions.
Je prenais des notes, donc. Des idées. Des ébauches.
Des prémisses pleines de bonnes volontés, mais un auteur qui
en manquait un peu.
Je me lançais, affamé, sur un coup de tête, dans des
histoires qui mouraient au bout de quelques pages.
Mais…
Je commençais à cerner quelque chose. Une forme tournait
autour de ma tête. C’était comme jeter un coup d’œil dans l’obscurité,
apercevoir brièvement la silhouette de quelqu’un qu’on cherche dans une foule.
Je me sentais pris d’une fièvre. L’idée, le quelque chose de grandiose était
là, tout près.
Ça gravitait autour de ma tête et c’était sur le point de me
heurter comme un météore.
***
Je ne sais pas si j’enviais ces auteurs qui écrivaient ces
séries.
Je ne crois pas.
C’était pas conscient.
J’écrivais des petits bouts d’histoires. Des trucs de ptits
gars, des histoires de chevaliers, de dragons, de rois et de magiciens
maléfiques.
Je ne crois pas que je me voyais parmi eux. Mon nom sur une
tablette. Mon œuvre en une pile de livres.
Je ne m’imaginais pas là, dans une rangée de livres, à faire
rêver des jeunes de mondes lointains.
***
Quand l’astéroïde s’est écrasé contre la paroi de mon crâne,
ça a fessé fort.
Ça a dû être cataclysmique.
Pour peu, les dinosaures se seraient éteints de nouveau.
Le météore a bousculé l’orbite de toutes ces idées qui
gravitaient autour de ma tête, hors de ma portée, et les a entraînés dans son
sillage, vers une trajectoire de collision direct avec mon imagination.
Tout s’est mis en place en un instant, en un bref instant
d’une clarté absolue.
L’impact a eu lieu dans ma voiture, en chemin vers mon
travail, par un après-midi ensoleillé.
Le tonnerre dans mes oreilles, le feu dans mes yeux, une
grande bouffée de chaleur dans la poitrine et un gouffre qui s’ouvre sous mes
pieds.
Ça y est, je venais de trouver ma drogue.
Désormais, je vivrais pour ces moments.
En un bref instant d’une clarté absolue, j’avais Seki,
j’avais Myr, j’avais Kodos et Laïka. J’avais des personnages en opposition, une
lutte, des intérêts contraires, quelque chose à accomplir, une envie folle de
poser des mots sur ces idées qui se bousculaient dans ma tête.
***
Et il y en a eu des moments comme ceux-là.
Des instants où l’éclair frappe.
Je me souviens de l’apparition d’Annika Aralia. En pleine
nuit, le visage blême et les traits tirés, à m’éclabousser les yeux de la lueur
de mon écran. Dans cette toute petite pièce de mon appartement de Cowansville,
avec les chats qui dorment en boule sur le divan derrière.
Une décharge électrique dans mon cortex, une envie soudaine,
pressante, d’écrire Annika, une Tharisienne au tempérament fougueux, en guerre
totale avec l’univers entier, à commencer par elle-même.
Le sentiment urgent que je ne pouvais pas la catapulter dans
le dernier tome, pour simplement se dresser contre Seki et Myr.
La certitude qu’il lui fallait son propre espace, son propre
carré de sable. Bien au chaud dans le désert tharisien, à faire régner sa
propre terreur, le temps qu’elle réalise tout ce qu’elle fait subir aux pauvres
malheureux qui osaient partager sa vie.
Ou alors le matin de tempête de neige, le ciel enseveli de
gros flocons, où j’ai compris ce que
serait Averia 3, quand j’ai imaginé Myr en crise, captive d’une relation
toxique, où j’ai vu ces bras qui la retenaient dans l’écoutille de ce vaisseau
qui l’amenait loin vers les étoiles.
Ou encore cette longue après-midi à tourner en rond dans mon
salon, à faire éclater les haut-parleurs de ma chaîne stéréo avec les deux
mêmes chansons jusqu’à ce que l’intrigue du tome se dénoue en une spectaculaire
explosion sous mon crâne. Où j’ai imaginé Annika qui s’était lancée à la
rescousse de ce surprenant Chernova, qui contemplait, tétanisée, cet immense
vaisseau qui s’écrasait contre une dune…
***
Et ces romans, je les ai écrits sur ce chemin tout près de
chez moi, en courant sur cette route de campagne, à travers ces petites maisons
abîmées et ces grands terrains pleins d’herbes.
J’ai écrit Averia sur ce canevas, sur ce grand ciel bleu,
sur ces nuages brûlés par le soleil couchant, sur cette toile percée d’étoiles.
J’ai écrit Averia alors que mes pieds martelaient le sol,
alors que mes orteils souffraient dans mes vieilles chaussures de courses,
alors que, à bout de souffle, j’arrachais mes écouteurs pour écouter le concert
de grenouilles qui croassaient pour m’encourager.
***
Et j’ai ma petite pile, maintenant.
Six morceaux d’une histoire à la fois plus grande de ce que
j’aurais pu imaginer et à la fois très fidèle à ce coup d’œil que j’ai pu
jeter, en 2009, derrière ce voile où se cachent les romans qui auraient pu
être.
J’ai ma pile.
À moi.
6 ans de mots empilés.
Pour vous.
Pour les kids qui s’accrocheront les yeux sur la tranche de
mes livres à la bibliothèque.
Pour moi.
Pour être fier de tout ce chemin parcouru.
Parce que je suis allé jusqu’au bout.
Parce que j’ai posé six pierres sur ce chemin.
Six pierres qui signifient que j’étais là. Que j’ai été. Que
je serai. Pour ceux qui s’aventureront sur ce petit sentier que j’ai déblayé.
Pour mon gars.
Pour que papa ait un million de livres à lui léguer plus
tard. Et une toute petite pile bien spéciale.
***
Est-ce que j’ai ma place parmi les auteurs qui m’ont fait
rêver quand j’étais kid?
Est-ce que j’appartiens à la même tablette?
Est-ce que je mérite le temps que ça prend pour lire ces
quelques centaines de milliers de mots?
Je ne sais pas.
Je l’ignore.
Est-ce que Seki, Myr, Annika et les autres méritent les
milliers d’heures que j’ai passées à écrire leur histoire?
C’est fou, quand même.
Est-ce qu’un auteur plus compétent que moi en aurait fait un
véritable succès?
Est-ce que des mains plus habiles que les miennes en
auraient fait un meilleur roman?
C’est fort possible.
Mais je suis reconnaissant, ô combien reconnaissant que ce
soit dans mon crâne qu’elles ont choisi d’éclore.
***
Ok, je crois que je le ressens maintenant.
C’est la fin.
La vraie de vraie.
Seki, Myr, Annika. C’est terminé.
Averia, c’est fini.
L’ouragan est passé.
Il ne reste plus qu’à ramasser les miettes. À recueillir les
quelques témoignages.
La tempête de mots est passée, et c’était peut-être juste
ça.
C’était peut-être juste ça, bordel, mais quelle aventure ça
a été.
***
Le dernier roman est juste là.
Il me semble que j’aurais dû écrire mille choses encore à
leur sujet.
Je dois lâcher la main d’Annika, de Seki et de Myr.
Leur laisser vivre la vie que les personnages vivent lorsque
l’auteur dépose la plume, lorsqu’il tourne la dernière page.
Et les laisser s’épanouir sur un canevas sur lequel je ne pourrai
plus poser mes mots.
Dans la tête et le cœur de mes lecteurs.
***
Un grand merci à vous tous.
On se donne rendez-vous dans un prochain bouquin?
Je vais essayer fort, promis.