dimanche 19 mai 2013

Sitting Bull, Ou le Taureau Mécanique et le Secret de Fille #2

J'adore observer les gens qui sont concentrés à leur tâches (à commencer par Fiston quand il empile deux jouets incompatibles et qu'il passe de longues minutes à essayer de les faire fitter ensemble). J'aime voir des gens absorbés par ce qu'ils font, épier leur regard, les traits de leur visage quand le reste du monde s'évapore autour d'eux.

Ça m'inspire. Ça me fascine. Ça magnétise mes neurones.

***

Ami X m'invite à la fête d'amie Y.

Comme j'arrive un peu tard, le party est déjà pogné... et il y a aussi inconnus Q, R, S, T, U, V...

Ouf, pas évident pour M.Introverti (moi) de se tailler une place dans le groupe.

En plus, j'arrive, je n'ai pratiquement pas le temps de dire allo à qui que ce soit qu'on m'annonce qu'on change d'endroit. Amie Y veut aller faire du taureau mécanique.

Hum, que je me dis. C'est ptêt ma chance de m'éclipser. De rentrer et de lire sur le divan, avec les chats blottis dans les parages (oui, j'suis vraiment un gars de party). Mais Amis X et Y insistent pour que je vienne. Je prétends être allergique aux taureaux, avoir la phobie des corridas, que mes yeux se révulsent au contact de la musique country... Rien n'y fait.

De toute façon, c'est toi qui me lifte, m'assure Amie Y.

Je demande c'est où, on m'explique le chemin et... Ah. Tiens donc. C'est le bar qu'un de mes amis a tenté de retaper il y a plusieurs années. Il s'en était porté acquéreur pendant quelques mois et je l'avais «aidé» à le rénover. Ça allait servir de canevas pour l'Antre, le coin sombre dans lequel Myr s'enfonce dans le tome 3... J'ignorais que c'était devenu un bar western.

Curieux de voir si on a fait mieux que mon découpage approximatif au pinceau, je me fais une raison d'y aller.

***

Et, une fois sur place, mes réflexes d'écrivain embrayent. Le petit mécanisme fait clic dans ma tête, grince quelques secondes, puis les roues dentelées se mettent à l'ouvrage.

Mes coups de pinceau sont toujours visibles, mais ce n'est pas ce que je remarque en premier.

Dans un coin du bar, à la table la plus près de l'imposant taureau mécanique (qui me fixe de ses yeux rouges, affamés, qui me pointe de ses nasaux bruyants [ok, ici, je fabule un peu]), se trouvent trois jeunes. Impossible qu'ils aient 18 ans. Babyface à l'os. Sauf que ce n'est clairement pas le genre d'endroit que les jeunes s'efforcent d'infiltrer en douce, à l'aide de fausses cartes. C'est une place de vieux. Amie Y veut y aller surtout par dérision. Y a des barils de pinottes entre chaque table. Ils donnent des chapeau de cowboys cheap à l'entrée...

Bref, j'épie mon trio. Candidats parfaits pour un vidéoclip de Nirvana. Un gars et une fille semblent former un couple. L'autre (la soeur, l'amie?) porte une calotte à l'envers, un chemisier blanc ouvert par-dessus un t-shirt foncé. Ils boivent une boisson transparente, servie dans un verre. Ce n'est pas de l'eau, car je vois qu'on la vends en bouteille (genre, 5$ chaque).

Je sors mon calepin imaginaire et je prends des notes.

Qui sont-ils? Que font-ils ici?

Ils ne discutent pas. L'une oscille un peu la tête au rythme de la musique, mais sans plus. Le gars, les cheveux longs, plaqués sous une casquette, palette à l'envers lui aussi, épluche des pinottes. Tous trois guettent le Taureau dans son enclos de plastique gonflé (comme les jeux gonflables pour enfants. Je découvrirai plus tard que la protection offerte n'est pas du luxe...).

Bon, comme ils ne font rien, je leur donne un peu de lousse. Je ne percerai aucun mystère à les fixer alors qu'ils ne bougent pas. Quand même, ils détonnent dans la faune locale.

Une bière se matérialise entre mes mains. Je paye un drink à Y, jase avec X.

Le type qui opère le Taureau mécanique se pointe. Y a hâte d'essayer. X me prédit qu'il tiendra plus longtemps que moi. Je lui promets de dresser la bête (échec).

Quand je tourne la tête vers la principale attraction du bar (après ma job de peinture rupestre au plafond, dans une autre vie du saloon)... C'est Fille #1 qui grimpe dessus en un bond expert. Le type, un panier de pop-corn à portée de main, manie ses leviers de Bull DJ et la bête s'active. Fille #1 tournoie, suit les mouvements, reste bien en selle, se cambre, perd l'équilibre lorsque l'animal change brusquement de direction, puis...

Ce n'est pas la première fois qu'elle fait du taureau mécanique. À mes yeux de novice, c'est une authentique championne. Même quand elle est soudainement éjectée (je tougherai la run une bonne minute de moins, quand j'enfourcherai le monstre, un peu plus tard).

Elle se relève, s'extraie avec aisance de l'enclos, va rejoindre ses amis.

Et... Ils ne rient pas, ne se moquent pas de sa chute rigolote (elle a pourtant percuté le mur soufflé dans un grand ploc très drôle). Non. Ils se concertent. Ils commentent sa performance. Je n'entends rien de ce qu'ils disent, mais je suis persuadé qu'ils discutent techniques, stratégies...

Je comprends de moins en moins.

Ils viennent pour ça. Pour ça.

Gars y va. Tout aussi habile que sa blonde, il garde la maîtrise de la bête pendant de longues minutes. Le Maestro du Taureau a beau lui sortir ses coups les plus retors, il s'accroche fermement. Sur les traits du jeune homme, au moins, je décèle du plaisir. Il a le souffle court, réagit aux défis de l'appareil sous la selle. Quand il se relève, il sourit et envoie la main à son adversaire derrière les commandes.

Mais c'est quand Fille #2 grimpe sur le Taureau que j'ai le souffle coupé.

Pas par son exécution, mais par sa concentration. Elle a l'air d'un soldat en mission. Son regard devient un laser qu'elle pointe sur la tête du Taureau. Elle doit avoir dans le visage le même sérieux que Sitting Bull quand il a annoncé aux chefs rassemblés des tribus de l'Ouest qu'ils vaincraient la cavalerie de Custer. Cette émule de Kurt Cobain qui monte sur l'appareil comme si elle partait au combat. Qui n'échange aucun regard avec ses compagnons sioux, déterminée à ficeler les sabots de la bête mécanique, à prouver sa valeur sur le champ de bataille, en solo.

Le DJ appuie sur les boutons de sa console, envoie son bestiau sur la gauche, dans un tournoiement tout en douceur. Fille #2 suit le mouvement, nullement impressionnée. Elle surfe sur les vagues avec aisance, le regard toujours braqué sur l'animal fourbe. Celui-ci accélère, se cabre, pivote. Mais Fille tient bon. Je dévie vers ses amis. Ils l'observent, analysent, se taisent.

D'une main, Fille chasse sa couette qui se déverse sur son épaule et rajuste sa casquette. L'erreur que le BullDJ attendait! Je le vois braquer sa manette sur la gauche. La machine réagit instantanément, se propulsant dans la direction opposée au moment où Fille est le plus vulnérable. Horreur, elle attrape à deux mains la corde qui sert de rêne (un déshonneur, d'après ce que je comprends de ce sport)! Sitting Bull glisse sur le côté de l'animal et se retient de toute ses forces. Elle valse un bon moment, toute griffe plantée dans la chair du Taureau, avant que sa monture ne se calme, incapable de se débarrasser de cette cavalière fermement accrochée à son flanc. Quand elle se rassoit, Fille a maintenant des airs de Clint Eastwood. Se superposant aux paroles de Shania Twain, les mélodies d'Ennio Morricone dévalent la montagne, comme une embuscade d'Apaches. Fille rajuste sa chemise blanche et jette un regard de tueur au maître de la bête.

Et...

Et... et...

Après un combat âprement disputé, elle finit par être catapultée à son tour.

Ils y retournent tous une ou deux fois, toujours aussi concentrés, toujours aussi absorbés. Mais ils doivent espacer leurs tentatives, attendre après Q,R,S,T,U,V,W,X,Y et moi. Puis ils partent. Ils ont avalé une seule consommation le temps que j'ai été là. Ont livré la guerre au Taureau mécanique. Mais sont repartis avec leurs secrets.

Secrets que j'espérais percer avec ma plume en écrivant ce billet.

Mais je ne sais toujours pas.

Qui sont-ils? D'où viennent ces mystérieux chevaucheurs? Dans quel but affinent-t-ils ainsi leur adresse au rodéo?

Le couple s'en est allé, bras-dessus bras-dessous. Je les ai vu par la fenêtre (dont j'ai remplacé un carreau il y a une autre vie). L'autre a disparu je-ne-sais-trop-où.

S'il y avait eu un soleil couchant, c'est sans doute la direction qu'elle aurait prise.

Leur mystère demeure entier, mais je sais une chose.

Quand j'écrirai un personnage déterminé, c'est le visage de Fille #2 que j'aurai en tête, avec son regard de Sitting Bull.