Ce qui me fait penser...
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Katrina.
Un projet au cégep. Des portraits sur les murs. De Québécois et d'immigrants du programme de francisation. Seulement le portrait. En noir et blanc. En dessous, la nationalité.
Katrina flâne à la bibliothèque dans la section des DVD. Moi j'attends dans la file, un paquet de livres sous le bras.
J'observe Katrina. Je la sais Ukrainienne. L'Europe de l'Est me fascine (le monde en entier m'est exotique). Je quitte la file, m'approche, lui dis bonjour.
Grands sourires. On échange nos prénoms.
-Patrrrice? Je prononce bien ton nom?
-Oui oui! Alors, tu es Ukrainienne?
-Oui! Ukrainienne!
Elle se raconte un peu. A étudié brièvement le français avant de venir ici.
-Quelle langue parlez-vous en Ukraine? Le russe?
-Je parle le russe, mais nous avons notre propre langue.
Bien sûr, crétin... Je m'en veux un peu de celle-là. Assimilation et tout, j'ai déjà lu là-dessus. J'espère ne pas l'avoir vexée.
-Peux-tu me dire quelques mots dans ta langue?
Elle me sort une courte phrase, des mots que je ne différencie pas les uns des autres. Des syllabes d'une autre couleur, d'une autre odeur.
-Euh... fais-je. Bonjour, comment vas-tu?
Ses yeux s'illuminent, s'agrandissent.
-Tu connais le ukrainien, qu'elle demande toute surprise.
-Haha! Absolument pas!
***
Katrina est très fâchée. Je la croise alors que je m'éclipse en douce d'un cours de philo.
-As-tu un médecin de famille? qu'elle me demande, le visage fermé.
-Euh...non...
-Comment on fait pour en avoir un?
Son français est cassant, coupant sur les bords. Sifflant, tranchant, inquiétant.
-Je ne sais pas trop...
Elle passe son chemin, ne m'accorde plus un regard.
-Hey! Attends. Y a-t-il un problème?
Sans s'arrêter, elle me donne quelques détails. Son bébé de deux ans est malade. Il fait de la fièvre.
-Et c'est comme ça que ça fonctionne chez toi? lance-t-elle. Si je veux qu'on le soigne, je dois avoir un médecin de famille?
-Non... il y a toujours les clin...
Elle ne me laisse pas le temps de finir.
-J'ai attendu 7 heures hier dans une clinique. Avec mon bébé en douleur. Je n'appelle pas ça des soins.
-Je...
-Ce n'est pas comme ça dans mon pays... murmure-t-elle.
-Je peux faire quelque chose?
Elle se faufile entre les étudiants, et disparaît dans son local de cours, sans me répondre.
***
Katrina mange et discute avec d'autres immigrants, pour la plupart des Colombiens. Je me joins à eux. Je lui demande où elle habitait en Ukraine. Elle me nomme son ancien patelin.
-Et comparé à Kiev, c'est où?
Elle me regarde, surprise.
-Kyiv? qu'elle prononce. Tu connais Kyiv?
J'hausse les épaules. À moi qui étudie l'histoire et la géographie, ça me paraît banal.
-Au fait, fais-je tout content de lui montrer que j'en connais beaucoup sur son pays, que penses-tu de ce qui se passe chez toi, avec les élections et tout?
Son visage change. Se ternit. Se vide.
Dans son pays, en ce moment, c'est la révolution. Des protestations dans la rue, des tensions, des grèves. Ses parents sont là. Ses amis sortent dans la rue.
Son coeur est encore en Ukraine.
Et moi, le twit, je lui en parle comme j'en causerais à d'autres étudiants. D'autres imbéciles comme moi qui parlent à travers leur chapeau. Qui commentent sans savoir, sans vivre.
Katrina ne me répond pas. Elle secoue la tête. Évite mon regard.
Je m'excuse et la quitte.
Pauvre con... que je me dis.
***
C'est aussi la dernière fois que je l'ai vue.
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P.S.: La fin des suspenses bientôt. Vais vous parler de ce que j'expérimente. Pour le meilleur ou pour le pire!