Ok, je vous mets en contexte.
J'ai six ans.
On a légué à mon frère un vieux scrapbook remplis de photos et de découpures de journaux d'époque. Des morceaux de journaux collés avec du tape jaunis. Couverture médiatique de la course spatiale. Des diagrammes de la capsule spatiale Mercury, des photos de satellites, Sputnik et Laïka en orbite, Apollo qui s'éclabousse dans l'océan, le module lunaire recopié au crayon mine, les exploits d'Armstrong, du camarade Gagarine et de Valentina Terechkova, la fusée Saturne V, haute comme un million de petits Patrice...
J'ai les yeux rivés sur le costume de l'astronaute, la tête dans l'espace et le coeur qui gronde comme un décollage de nuit à Baïkonour.
***
J'ai toujours six ans.
À l'école, on organise une journée à la patinoire. Je n'en ai jamais approché une de ma vie, encore. J'ai jamais chaussé de patins. Mon joueur de hockey préféré, c'est Stéphane Richer, mais je sais même pas pourquoi (probablement parce qu'on m'a donné une figurine du numéro 44 à l'épicerie). Je connais rien à tout ça.
Ma marraine amène quelques paires de patins. J'ai jamais vu ça de proche, des patins. Y a deux modèles qui me font. Les noirs et les blancs.
Les patins blancs, à mes yeux de gamin, ont l'air d'authentiques bottes d'astronautes.
C'est euz autres que je veux! Trop cool!
Je les regarde dans la garde-robe. J'ai hâte de les porter. Je m'imagine flotter sur la glace, glisser sur la patinoire comme si je foulais le sol lunaire, je respire comme dans 2001 l'Odyssée de l'espace...
Puis, le grand jour, dans le vestiaire...
- Hein? Pourquoi t'as des patins de fille?
- De quoi tu parles? Ce sont des bottes d'astronautes! que je réponds, les yeux encore plein de sourire.
J'ai toujours les étoiles qui scintillent dans ma tête.
Mais...
- Hé, check! Patrice a des patins de fille!
- Pas vrai!
Sauf qu'il a raison. Tous les gars ont de beaux patins noirs, des modèles sportifs, effilés, comme des fusées dans les pieds. Pis toutes les filles ont de jolis patins blancs, au bout arrondi, comme des bottes d'astro... comme des bâtards de patins de filles...
Déjà, sur la glace, je suis tout rouge. Je suis un ptit gars sensible, faut que je vous l'avoue. Ça n'en prend pas gros pour me remplir le coeur de larmes. En plus, je suis à peine capable de tenir debout. Je perds pied à rien. Faut que je me tienne après la bande. Sans faire exprès, je rentre dans un de mes camarades et j'ai droit à un «Hé! Fais attention à mes patins neufs!»
Puis à son regard sur ce que je chausse.
À de nouveaux rires.
Je deviens imperméable à toute instruction, à tout encouragement de mon professeur. Ma tête a quitté les étoiles et nage maintenant dans la honte. Je suis rapidement relégué au groupe des incapables. On est deux-trois à être tassés dans un coin de la patinoire pour ne pas gêner les autres.
J'ai dans les pieds de stupides patins de filles. Je ne pouvais pas choisir les patins noirs, évidemment! Je me souviens de Maman qui m'avait pourtant gentiment mis en garde. «Tu es sûr, Patrice? Les blancs, d'habitude, ce sont les filles qui portent ça.»
«Non, maman, je veux ceux-là! On dirait des bottes d'astronautes!»
De stupides bottes d'astronautes. De stupides étoiles. De stupides fusées. De stupides vaisseaux spatiaux. De stupides rêves de gamins et toute une journée gâchée. Et toute une enfance à ne plus jamais vouloir rechausser de patins. Ça m'en prend vraiment pas gros pour me faire de la peine. J'suis un ptit gars qui pleure comme une fille, le derrière sur la glace avec des patins blancs et qui ne veut plus parler à personne.
***
Je vous raconte ça et je pense à mon gars.
Et je me demande...
Je me demande ce que je souhaite pour lui.
Qu'il ait plus de bon sens que son père et qu'il choisisse les patins noirs?
Ou qu'il ait plus de courage que son père et qu'il assume ses bottes d'astronautes et ses rêves d'enfant...
Moi ce que je vois c'est un petit garçon aux milles possibilités qui fera, comme son père, certains choix dont il ne sera pas fier! Mais je vois aussi un petit homme qui ne tarira pas d'éloge devant ce père qui sera pour lui son guide, son roc, son Jedi! Un petit garçon qui répétera "Mon père c'est le plus fort, il écrit des livre et c'et le meilleur". Voilà ce que je vois...
RépondreSupprimerExcellent billet, touchant, surtout dans le contexte de cet article qui m'a outrée cette semaine:http://www.yoopa.ca/blogueurs/billet/un-sac-mon-petit-poney-interdit-a-lecole
RépondreSupprimerJ'avais un voisin très allumé dans mon enfance. Un gars que ses parents élevaient dans la conscience que nous sommes tous égaux. C'est lui qui m'a dit un jour que ce n'est pas des patins de filles ou de gars, c'est des patins de hockey ou artistiques. Voilà la bonne réponse, à mon entendement. Oui il portait des patins noirs, parce qu'il voulait jouer au hockey, mais ça n'avait rien à voir avec la couleur. On devrait faire des patins de hockey blancs, ou encore rose, si on veut!
Quel magnifique texte, Patrice! Et moi, je trouve qu'on homme sensible et rêveur, c'est très bien. Il n'y a tellement pas de honte à ça. C'est tellement dommage qu'on catégorise tout dès l'enfance. Moi aussi, j'ai pensé à l'article de Yoopa. Je te félicite d'en parler, en tout cas.
RépondreSupprimerC'est tout simplement merveilleux ce texte, Patrice. J'ai pas vécu la même chose, mais des similaires, oui, et je me demande un peu la même affaire à propos de mon gars...
RépondreSupprimerMagnifique texte. Et il est vrai qu'être parent et savoir que notre enfant devra affronter la cruauté du monde (et perdre ses rêves par la même occasion)... ça nous fait réfléchir. Serais-je capable de le faire continuer à rêver malgré tout? Tout un défi.
RépondreSupprimerMoi, j'aime tes yeux d'enfants, j'espère que tu ne les as pas perdus.
Argh, toi et tes beaux mots...! Si tu savais comme je peux vous détester, parfois!
RépondreSupprimerMais bon. Très joli texte soit dit en passant. Je suis devenue toute chose en lisant que les méchants enfants avaient fait voler tes rêves en éclats avec leurs moqueries. Ça me chagrine.
Mais eh! Tu sais à quoi je pense quand je me rappelle tous ces jeunes qui se moquaient de moi à l'école? Je me dis que c'est pas eux autres qui mettent des étoiles dans les yeux et des rêves dans la tête de centaines de kids avec leurs romans... ;)
@Lucille
RépondreSupprimerÇa, ou il dira peut-être «Mon père? C'est le monsieur bizarre, là-bas, avec des patins de fille» ;)
Dans tous les cas, je vais l'aimer pareil!
@Hélène
RépondreSupprimerJe viens de lire l'article. Belle façon de régler le problème. C'est pas la faute des enfants qui se moquent, c'est la faute de celui qui fait rire de lui.
@Evelyne
RépondreSupprimerMerci pour tes bons mots!
Je sais pas pourquoi, j'avais envie d'écrire ça hier soir. Ça me trotte encore dans la tête. Je regardais mon pit jouer dans la neige et je l'ai imaginé sur des patins, je suppose.
@Richard
RépondreSupprimerJe suis chanceux. Je l'ai eu facile quand j'étais jeune.
Mais c'est aussi tellement facile de devenir une cible, à cet âge-là.
Anyway, je me demande toujours!
@idmuse
RépondreSupprimerOuais, c'est ça le coeur du problème. Quand couver pour garder le rêve intact? Quand le laisser prendre une débarque pour s'endurcir?
Bref...
Mes yeux d'enfants? Ils sont souvent grands ouverts.
@Aude
RépondreSupprimerJe t'apprécie beaucoup moi aussi, Aude ;)
Ah ha! Tu marques un point. Transmettre à d'autres petits Patrice et à de nouvelles petites Aude les étoiles qu'on a eu dans les yeux... C'est bien aussi!
J'espère que ton fils va être du genre à hausser les épaules pis à dire "Ouin pis? Aux dernières nouvelles, les patins font pas changer de sexe".
RépondreSupprimerTsé comme ça plus tard il saura aussi que demander son chemin, porter du rose, cuisiner, être respectueux avec sa blonde, lire un manuel d'instruction, etc, rien de tout cela ne risque de le transformer en fille. ;)
À six ans, c'est sûr que j'étais pas assez allumé pour répondre ça!
RépondreSupprimerSinon, bien d'accord avec... hé! WO! Lire les manuels d'instruction!? Minute! Ça, non, par exemple! No way! Je montrerai pas ça à mon gars!
@Pat : C'est sûr qu'il faut que tes parents te montrent à être allumé pour que tu puisses l'être. Si tes parents se contentent de te dire, mal à l'aise "d'habitude c'est pour les filles", ça aide plus ou moins. J'pense que si ton gars se place dans une situation délicate comme ça, faudra juste que tu lui fournisses les armes pour défendre ses rêves! ;)
RépondreSupprimerTrès, très beau texte, l'ami. Bravo.
RépondreSupprimerOn voudrait que les enfants ne rencontrent jamais l'adversité, mais au fond, est-ce que serait une bonne chose pour eux ? C'est peut-être plate mais je crois que ces petites claques sont nécessaires pour devenir un adulte fort et en santé. La preuve, t'as pas si mal tourné. ;)
@Gen
RépondreSupprimerAh ok! C'était de la faute de ma mère! Cool, je prends note.
@Sylvie
RépondreSupprimerOui, tu as raison. Les petites (comme les grosses) bâtissent le caractère. Sauf qu'en tant que papa, je veux pas que mon fiston s'en ramasse des trop tough! Mais bref, j'suis pas inquiet pour mon gars. À date, il a du caractère en masse ;)
@Pat : Sa faute? Pas vraiment : la génération de nos parents était moins habituée à toutes les questions d'intimidation... et d'égalité des sexes. ;)
RépondreSupprimerComme dit Sylvie : les épreuves forment le caractère... mais bon, si tu peux en éviter quelques-unes à ton gars, go. Il s'en trouvera d'autres toutes seules que tu comprendras pas et/ou pour lesquelles tu ne sauras pas comment agir.